27 juin 2016

ALEXANDRE JARDIN : « JE NE LAISSERAI PAS LA FRANCE À L’EXTRÊME DROITE »

Article paru dans le Monde du 26 juin 2016
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si je n’avais pas eu cette enfance magique. Cette mère et ce père qui n’étaient retenus ni par la peur ni par aucun autre frein. Ma mère avait trois hommes dans sa vie, et c’était assumé. Mon père, Pascal Jardin, écrivain et scénariste, avait fait sienne la maison de campagne de Seine-et-Marne qu’un des hommes de maman avait achetée en vidant le compte en Suisse de son associé.
Il s’était installé dans la chambre principale. Il y perdait au poker les millions qu’il n’avait pas. Et qu’il remboursait dans la foulée en écrivant des scénarios en trois semaines. Quand il trouvait que la vie manquait de sel, il m’emmenait en voiture glisser un chèque en blanc dans le bottin d’une cabine téléphonique, en me disant : « Si quelqu’un trouve le chèque, mon fils, on est ruinés. Alors, vivons ! »
Ce n’était pas inquiétant pour l’enfant que vous étiez ?
Les enfants aiment la vie ! Parfois, mon père me réveillait en pleine nuit pour faire des farces téléphoniques. Il appelait Michel Poniatowski, le ministre de l’intérieur, qui finissait par le reconnaître. Alors mon père hurlait qu’on était découverts, cernés. On se barricadait, on sortait les Winchester et on tirait sur les volets des voisins.
Il ne faisait pas de distinguo entre la réalité et les films qu’il écrivait. C’était très romanesque. J’ai reçu un correspondant anglais. Un soir, mon père nous a fait enfiler une veste par-dessus le pyjama, et nous a emmenés au Paradis latin. Il nous a montré la femme dont il était fou, qui sortait nue d’une cage de fauve sous les ordres d’un dompteur agitant un fouet. John, le correspondant, a voulu revenir l’année suivante.
Que disiez-vous de cette vie à l’école ?
J’habitais dans le 16e arrondissement de Paris, j’allais à l’école catholique. Entre les aubes blanches et les femmes fouettées, je faisais le grand écart. En 5e, j’ai voulu en partir, ma mère m’a fait la confiance inouïe d’accepter. Elle m’a inscrit dans une école autogérée, « L’école et la ville », quartier de l’Opéra, tenue par des soixante-huitards. Les terminales, le jeudi, avaient cours d’entraînement à l’orgasme. Au bout d’un an, j’ai supplié ma mère de me remettre dans le système normal – elle avait donc eu raison de m’écouter ! Pour pouvoir être admis à l’École alsacienne, j’ai dû devenir bon en classe.
Comment avez-vous fait face au décès prématuré de votre père, Pascal Jardin, à l’âge de 46 ans ?
J’avais 15 ans. Ma mère m’a dit : « Tu es maintenant le chef de la famille. » La phrase d’une femme désespérée. D’un coup, c’était la fin de la fête. L’argent comptait. D’autant qu’il n’y en avait plus. La magie s’était évaporée.
Et vous passez d’une vie fantasque au sérieux de Sciences Po Paris, section économique et financière…
Je suis sans père, il faut que je gagne vite ma vie. Pourtant à Sciences Po, au bout de trois mois, je me rends compte que les professeurs sont fous, qu’ils ne sont pas dans la vie, mais dans leur monde, avec leur vocabulaire propre, leurs présupposés. Je me souviens d’un gros clash avec un prof : il voulait me faire écrire qu’une baisse d’impôts est une « dépense fiscale ». 
Finalement, ce n’est pas l’économie mais l’écriture qui vous permet très vite de gagner votre vie. Comment y venez-vous ?
Juste après le bac, pour séduire une fille, j’ai écrit une pièce de théâtre dont elle était le personnage central. Cela a marché… J’ai continué. J’ai envoyé mes pièces à Jean Anouilh, qui m’a conseillé, enthousiaste, d’aller voir Michel Bouquet au Théâtre de l’Atelier. Il voulait les jouer, mais son agenda était plein pour deux ans. Pour le jeune homme de 18 ans que j’étais, devenu adulte plus vite que les autres, attendre était impensable !
Un jour, dans une queue de cinéma, un homme m’interpelle. « Tu es un fils Jardin ? » C’est un attaché de presse du cinéma qui a connu mon père lorsque ce dernier, à 15 ans, était le gigolo d’une milliardaire (lui couchait avec le chauffeur).
Il fait lire mes pièces à l’éditrice Françoise Verny. Je n’étais pas d’accord, je ne voulais pas écrire de romans. Pour moi, la littérature, c’était un monde de gens compassés, où l’on meurt jeune. L’éditrice a fini par s’inviter, ivre morte, chez ma mère, et m’a fait un numéro dantesque. « Ecris-moi un roman, chéri. » Là, je me suis senti en famille. Ça m’a sécurisé. J’ai écrit Bille en tête, puis Le Zèbre.
Vous avez eu le Prix du premier roman, puis le prix Femina. Le succès, aussi jeune, tourne la tête ?
Non, tout le monde était connu à la maison, je ne pouvais pas épater avec ça. Claude Sautet était l’un des hommes de maman… Cela m’a juste permis de faire des enfants très vite et de les élever.
Vous êtes romancier mais, depuis près de vingt ans, vous menez une double vie, car vous créez aussi des associations. Lire et faire lire (des retraités transmettent aux élèves le plaisir de la lecture), Mille mots (pour accroître le vocabulaire des jeunes détenus), puis les Pompiers juniors dans les collèges, le mouvement Bleu Blanc Zèbre (qui réunit ceux qui « réparent le pays »)… D’où vient ce militantisme social ?
J’assiste à la percée du Front national (FN), dans la seconde moitié des années 1990. Je vois que mon pays commence à se fracturer, que les classes populaires rejettent les partis politiques, et que ces derniers sont dans le même déni du réel que les élites françaises des années 1930.
Dans mon crâne, il y a cette obsession : la famille politique de mon grand-père, Jean Jardin, directeur de cabinet de Pierre Laval (d’avril 1942 à octobre 1943), tous ces gens fondamentalement anti-français car hostiles à l’universalisme qui fait la grandeur de notre culture, ne doivent pas approcher du pouvoir.
Je veux faire ma part, gouverner en agissant sur le réel. Dans la lignée de ma famille maternelle. Le grand-père de ma mère, ami intime de Jean Jaurès, avait cédé toute la fortune familiale pour créer L’Humanité, il avait fondé les boulangeries sociales et les caisses mutualistes…
Depuis 1998, je repère les bonnes pratiques partout en France et je tente de bâtir des extensions nationales. Lire et faire lire, une idée née à Brest, ce sont aujourd’hui près de 20 000 bénévoles retraités, 650 000 enfants bénéficiaires. Si l’on sort les gens du désespoir, on les sauve des extrêmes.
Vous sillonnez en permanence la France, et vous en dressez un portrait assez noir…
Si la réalité était sue, le FN serait encore plus haut… Je vois le délabrement de pans entiers de la République. Les juges qui prononcent des peines jamais exécutées. L’Ile-de-France est un point de croissance au-dessus de la moyenne nationale. Mais 80 % du territoire est en récession depuis des années. C’est cela, l’explosion du FN. Des territoires entiers de pauvreté. Pas des îlots ! Neuf millions de personnes… J’ai cette sensation bizarre que le pays hésite entre renaissance et chaos. Je vois une inventivité locale prodigieuse et des pères de jeunes agriculteurs qui ont du mal à calmer leurs fils armés.
Vous défendez l’action plutôt que la loi, les citoyens agissant contre les élites politiques, les régions contre un Paris centralisateur… N’est-ce pas du populisme ?
Ce mot, « populisme », c’est la dernière ligne de défense des élites parisiennes qui, elles, font du populisme avec toutes leurs promesses non tenues… La vérité, c’est que le système est en train de disjoncter. Une caste administrativo-politique hors-sol confisque le pouvoir. Il faut mettre fin au jacobinisme, à ce pouvoir vertical, descendant et condescendant. Inefficace.
Après trente ans de réformes de l’éducation nationale, 20 % d’une classe d’âge ne sait pas lire ! Si l’on ne parie pas sur les territoires, sur une classe politique locale très au-dessus du lot, on ne s’en sortira pas.
Il faut raisonner à partir du terrain, du réel, de ceux qui font déjà leur part. En finir avec l’approche administrative, normative, centralisatrice. Quel sens est-ce que cela a, par exemple, de définir la politique du logement ou de l’éducation à Paris ? Il faut parier sur les régions, leur confier l’effectivité des grandes politiques.
Nous allons lancer un mouvement politique, une alliance entre les « Faizeux », qui ont des solutions concrètes, et les grands élus locaux, qui n’attendent plus rien du pouvoir central.
Vous semblez vous sentir personnellement responsable du sort de la France. Est-ce lié au passé de votre famille ?
Moi, le petit-fils de collabo, je ne laisserai pas le pays à l’extrême droite. Je ne permettrai pas le retour de l’indignité. Si le FN accédait au pouvoir, et que je n’aie rien fait, j’en aurais tellement honte ! Or les partis politiques qui prétendent s’opposer au FN le font monter par leur prodigieuse inefficacité.
Pourquoi croire que le tragique est sorti de l’histoire ? Si le système est capable d’envoyer Hollande et Sarkozy à l’élection présidentielle, et il en est capable, alors on entre dans une zone de risque invraisemblable.
Le « Brexit » nous montre que les peuples qui souffrent n’ont plus peur de l’incertain. L’Europe et la France partagent une maladie : le « hors-sol » de la classe dirigeante, déconnectée du réel, des citoyens, entravant les initiatives par un système normatif proliférant.
La publication, en 2010, de « Des gens très bien » (chez Grasset), sur le passé collaborationniste de votre grand-père, a-t-elle constitué un tournant dans votre engagement ?
C’est l’acte fondateur de ce que je suis aujourd’hui. Je ne me serais pas autorisé à entrer franchement dans la sphère publique si je n’avais pas été en ordre avec moi-même, et clair par rapport à mes cinq enfants.
Mon troisième fils m’a remercié pour ce livre, parce qu’il avait été attaqué sur le sujet. J’en ai été très touché. En fait, c’est en début de 1re que j’ai commencé à découvrir le véritable passé de mon grand-père. Mon père écrivait sur lui, mais avec un regard d’enfant. Il y a des secrets de famille cachés, d’autres qui sont montrés afin qu’on ne les voie pas…
Un copain de l’École alsacienne anormalement cultivé, issu d’une famille de marchands d’art juifs autrichiens, m’a dit un jour : « Il y a un problème dans ta famille. » Il avait lu les livres de mon père, repéré que mon grand-père était aux affaires au moment de la rafle du Vél’ d’Hiv, et qu’il n’avait pas démissionné.
Le bras droit d’un chef de gouvernement qui a trié les hommes. J’ai esquivé, j’ai traîné mon copain au cinéma. Cela ne collait pas avec ma famille, foldingue, libertaire. Il m’a fallu des années avant d’admettre l’impensable. C’était mon nom ! C’était le grand-père qui me fascinait, enfant, ce mélange de charme et de grande autorité. Il a rendu le rapport au réel impossible pour sa descendance.
Vous avez viscéralement besoin de la fiction ?
Je suis fondamentalement écrivain et épris d’invention. J’écris mes romans dans les trains, entre une réunion dans un quartier de prison pour mineurs, et une autre à Pôle emploi ou au congrès de la CFDT… Plus je plonge dans le réel, plus j’ai besoin de rêve. Je viens de remettre un roman chez Grasset. Un vrai roman d’amour.

Propos recueillis par Pascale Krémer


Laissez-nous faire ! On a déjà commencé, le manifeste des « faizeux », éditions Robert Laffont, 2015.

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